Selon l'intellectuel russe Dmitri Trénine, les combats en Ukraine se poursuivront très probablement en 2023 et même au-delà, jusqu’à ce que Moscou ou Kiev soient épuisés, ou qu’une des parties remporte une victoire décisive.
Il y a quelques jours, le président russe Vladimir Poutine a déclaré, lors d’une réunion avec des mères de militaires, qu’il considérait désormais les accords de Minsk de 2014 et 2015 comme une erreur. Un aveu frappant alors que la possibilité de négociations de paix visant à mettre fin aux hostilités en Ukraine a été évoquée.
Dmitri Trénine est professeur de recherche à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou et directeur de recherche à l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales (IMEMO). Il est également membre du Conseil russe des affaires internationales.
Il convient de rappeler qu’en 2014, Poutine a agi sur mandat du Parlement russe lui permettant d’utiliser la force militaire «en Ukraine», et pas seulement en Crimée. En fait, Moscou a bien sauvé les villes de Donetsk et de Lougansk de l’invasion par l’armée de Kiev et a vaincu les forces ukrainiennes, mais plutôt que de nettoyer toute la région du Donbass, la Russie s’est arrêtée et a accepté le cessez-le-feu négocié à Minsk par l’Allemagne et la France.
Poutine a expliqué aux mères qu’à l’époque Moscou ne connaissait pas avec certitude les sentiments de la population du Donbass touchée par le conflit et espérait que Donetsk et Lougansk pourraient être réunis, d’une manière ou d’une autre, à l’Ukraine aux conditions établies à Minsk. Poutine aurait pu ajouter – ses propres actions, ainsi que ses entretiens avec le président ukrainien de l’époque, Petro Porochenko, le confirment – qu’il était alors prêt à donner aux nouvelles autorités de Kiev une chance pour régler le problème et rebâtir une relation avec Moscou. Jusqu’au dernier moment, Poutine espérait également pouvoir encore arranger les choses avec les Allemands et les Français, ainsi qu’avec les dirigeants américains.
Les dirigeants en place reconnaissent rarement leurs erreurs, mais elles sont importantes en tant qu’indicateurs des leçons qu’ils en ont tirées. Cette expérience a apparemment amené Poutine à conclure non pas qu’il avait fait une erreur en lançant l’opération militaire spéciale en février, mais qu’il y a huit ans, Moscou n’aurait pas dû faire confiance à Kiev, à Berlin et à Paris, et aurait plutôt dû compter sur sa propre puissance militaire pour libérer les régions russophones d’Ukraine.
En d’autres termes, accepter un cessez-le-feu dans le style des Accords de Minsk serait une nouvelle erreur qui permettrait à Kiev et à ses soutiens de mieux se préparer à la reprise des combats au moment qu’ils choisiraient.
Le dirigeant russe comprend, bien sûr, que de nombreuses nations non occidentales, celles qui ont refusé de rejoindre la coalition des sanctions antirusses et qui plaident pour la neutralité à l’égard de ce qui se passe en Ukraine, ont appelé à la fin des hostilités. De la Chine ou l’Inde au Mexique, en passant par l’Indonésie, ces pays, bien que généralement amicaux envers la Russie, voient leurs perspectives économiques compromises par le conflit qui oppose la Russie à l’Occident uni. Les médias occidentaux font également passer le message que la sécurité énergétique et alimentaire globale souffre des actes de Moscou. Les arguments et les protestations de la Russie n’ont qu’un impact limité, car les voix russes sont rarement entendues sur les ondes du Moyen-Orient, de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique latine. Quoi qu’il en soit, Moscou ne peut pas ignorer les sentiments de la plus grande partie de l’humanité, que les cercles d’experts russes appellent de plus en plus souvent la «majorité mondiale». D’où les déclarations officielles russes selon lesquelles Moscou est ouvert au dialogue sans conditions préalables. Toutefois, toute délégation russe engagée dans des négociations devrait tenir compte des récents amendements apportés à la Constitution de la Russie, qui désignent les quatre anciennes régions ukrainiennes de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporojié comme faisant partie de la Fédération de Russie. Comme l’a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, la Russie ne négociera que sur la base des réalités géopolitiques existantes. Il convient de noter que le Kremlin n’a pas renoncé aux objectifs de l’opération militaire, qui incluent la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine, ce qui signifie débarrasser l’État et la société des éléments ultranationalistes et antirusses. Quant à Kiev, il a fait volte-face. Alors qu’il était sur le point de conclure un accord de paix avec Moscou fin mars, il a ensuite fait marche arrière pour poursuivre le combat (selon les Russes, sur les conseils des Occidentaux). Après avoir remporté des succès au niveau opérationnel sur le champ de bataille l’automne dernier, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fait interdire formellement tout contact avec le Kremlin et a formulé des revendications extrêmes adressées aux futurs successeurs de Poutine. Pour l’Occident, c’était malvenu du point de vue des relations publiques, et ils ont donc demandé à Zelensky de faire semblant d’être ouvert à des négociations, bien que rien n’ait changé en réalité.
La réalité est que les principales parties impliquées dans le conflit en Ukraine, à savoir Washington et Moscou, ne considèrent ni le présent, ni l’avenir proche comme un bon moment pour négocier. Du point de vue américain, malgré les sanctions sans précédent imposées à la Russie par l’Occident et les récents reculs de l’armée russe à Kharkov et à Kherson, Moscou est loin d’être vaincu sur le champ de bataille ou déstabilisé de l’intérieur. Du point de vue du Kremlin, toute trêve ou traité de paix qui laisse l’Ukraine comme un Etat hostile et «antirusse» équivaudrait à une défaite lourde de conséquences très négatives.
Au contraire, les deux parties pensent pouvoir l’emporter. L’Occident, certes, dispose de ressources largement supérieures dans pratiquement tous les domaines, et il peut les utiliser en Ukraine. De son côté, la Russie œuvre pour mobiliser ses propres réserves substantielles, tant au niveau de la main-d’œuvre que sur le plan économique.
Là où Moscou a un avantage, c’est dans la domination progressive. Pour les États-Unis, l’Ukraine est une question de principe, mais pour le Kremlin, c’est une question existentielle : le conflit avec l’Occident ne concerne pas l’Ukraine, mais plutôt le sort de la Russie elle-même.
La guerre devrait se poursuivre durant l’année 2023, voire au-delà. Les négociations ne commenceront probablement pas avant que l’une ou l’autre des parties ne soit prête à des concessions en raison de son épuisement, ou que les deux parties se trouvent dans une impasse. Entre-temps, le bilan des victimes continuera à s’alourdir, mettant en évidence la tragédie essentielle de la politique des grandes puissances. À l’automne de 1962, John Kennedy, président américain à l’époque, était prêt à se retrouver au bord du précipice nucléaire pour empêcher l’Union soviétique de faire de Cuba sa base de missiles. Soixante ans plus tard, le président russe Vladimir Poutine ordonne une opération militaire pour s’assurer que l’Ukraine ne devienne pas un porte-avions insubmersible pour les Etats-Unis.
Il y a une leçon à tirer de tout cela. Quelle que soit l’opinion du dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev sur son droit à se défendre des missiles américains pointés vers Moscou depuis la Turquie en ciblant Washington et New York depuis Cuba (avec l’aval de La Havane), et quel que soit le point de vue des présidents américains successifs sur leur droit d’étendre le bloc militaire de l’OTAN pour y inclure l’Ukraine (selon la volonté de Kiev), il y a toujours un prix épouvantable à payer pour ne pas avoir pris en compte les intérêts de sécurité de son adversaire. Cuba est entré dans l’histoire comme un exemple où le bon sens l’a emporté. L’Ukraine est une histoire en cours, dont l’issue est toujours incertaine.
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